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10 juin 2021

Scène de crime

 

Marseille, la Plaine, jeudi, 8h30. Il fait très doux, pas encore tout à fait trop chaud.

Tout est calme, quelques terrasses sont déjà installées, les premiers (ou deuxièmes) cafés

servis. En fait, durant une semaine, et avant de rependre la route, je goûte ce pur plaisir

d’aller à pieds, écrire et préparer mes interventions de juin, dans un espace de coworking

travaille Florent, non loin du Vieux Port. Et comme tous les jours, ma pause déjeuner

s’étalera sur deux heures, entre ballades dans la fraicheur des arbres de l’Avenue de la Corse,

plongeons dans les eaux fraiches et claires du Vallon des Auffes, et pique-nique et sieste au

soleil, avant de reprendre le chemin de mon bureau éphémère.

 

Raaaaaaaaahhhhhh !!! Je sais pas quoi dire d’autre.

 

Mais ce matin, au bout de la Plaine  - et cette fois, je vous ferai grâce de mes râleries à propos de l’aménagement de la place - donc au bout de la Plaine, en direction du Cours Julien, nous percevons de loin, une agitation, quelques barrières et quelques flics, nous semble t-il. Nous nous approchons, et, posé contre une des barrière, un mannequin en tunique de papier blanc, m'évoque un petit groupe de protestation matinal. Peut-être le symbole de l’invisibilité des habitants du quartier éjectés depuis les travaux ? Nous nous approchons encore, et un jeune homme harnaché d’un baudrier avec, dans son dos, une longue corde, me fait plutôt penser à une performance politique pour protester contre l’enlèvement d’une partie des tilleuls de la Plaine (et pétard ! qu'est-ce qu'ils sentent bon, ces tilleuls !).

 

Mmmmmhhhh … tout cela est un peu réchauffé quand même et sans jeux de mots.

 

Nous nous approchons encore. Un bout de la rue est cerclé de barrière. A l’intérieur du cercle, un groupe de personnes, qui n’ont rien de manifestants, s’est rassemblé. Tout est calme et tendu à la fois. Au bout de la longue corde attachée au jeune homme, une femme policier, qui la tient, et le maintient, comme en laisse. Mais la corde reste souple, aucune agressivité dans les gestes. Comme une protection. Mais de quoi ? La scène et très troublante. Mon corps se met en alerte. Quelque chose dans mon ventre se met à s’agiter.

 

Au-dehors du cercle, des badauds observent, certains commentent, tous dans le calme. L’un deux nous raconte qu’il s’agirait de la reconstitution d’un crime commis l’année dernière, pour un coup de klaxon de trop, un coup de couteau en trop. Un mort, un criminel, des comparses. L’effigie du mort est posée contre une barrière. Le criminel est devant moi, avec sa corde et, au bout, la femme flic. Les comparses, menottés et vêtus de gilets pare-balles, ont l’air de se marrer. Une femme, parmi les badauds, les interpellent en criant : « et ça vous fait rire ? » (ou peut-être « arrêtez de rire ! », je ne me souviens plus).

 

Je sens que mon compagnon préfère passer son chemin. J’ai envie de rester. Nous continuerons toutes fois notre route, en devisant ensemble sur cette rencontre (on aime bien ça, deviser ensemble en marchant dans les rues de Marseille … le mouvement et la douceur du temps activent bien mes neurones). La question du voyeurisme se pose.

 

Aloooooooooooooooooooors …..

 

Est-ce vraiment du voyeurisme ? ou est-ce simplement le fait de se sentir concernée ?

Bien sur, je peux constater qu’une part de voyeurisme malsain opère dans un grand nombre

d’espaces de nos vies. Certains programmes de télé en sont un exemple désolant. La question

peut se poser alors en termes de limites. A quel moment je passe de l’implication, l’empathie,

la connexion à l’autre, au voyeurisme malsain ?

Ce que j’expérimente lorsque j’observe, avec respect, la reconstitution de cette scène de crime,

c’est ma connexion avec la réalité humaine. C’est l’expérience d’être concernée. Concernée par

la réalité du jeune homme qui a peut-être tué, en effet. Par celle de ses comparses menottés,

qui se marrent (est-ce la gêne ? la tension ? une compulsion bravache ? la fuite ?). Celle de

la femme policier de l’autre côté de la corde. Celle des proches de la victime, celle de l’avocat,

de la procureur, des photographes, des témoins convoqués également. Je me connecte à eux, à

elles. Et je sens que ce qui se passe en moi est différent de ce qui agit quand je lis/vois/entends

la description d’un crime ou de sa reconstitution, qui me donne une vision probablement

réaliste mais cependant virtuelle. Sans aucun doute possible, la disparition des lynchages en

place publique est un progrès véritable. Pour autant, une part de notre expérience de vie

commune a été kidnappée par les spécialistes (systèmes judiciaire, politique, médical …) nous

privant de la confrontation directe avec l’expérience. A partir de quand se mêler des affaires

des autres est devenu autant un acte asocial ? Est-ce concomitant avec l’accélération de la

surveillance et du contrôle des populations par les institutions ? A partir de quand se sentir

concerné par l’autre et vouloir agir pour lui depuis une pensée et une posture respectueuse,

est devenu compliqué, questionnant au point de réprimer des élans spontanés vers l’autre ?

A partir de quand serai-je soupçonnée de voyeurismes ? de vouloir me mêler de ce qui ne

me regarde pas ?

 

 

 

 

 

 

 

Je n'ai pas encore vraiment de réponse, mais alors que nous devisons toujours, Florent me rappelle un tag aperçu dans une rue voisine « Soupçonne-moi du meilleur » … J'évoque aussi le bouquin coordonnée par notre copine Sarah, dans le cadre de la campagne "Ils sont nous", de l'OIP. Et j'ai envie de soupçonner, vraiment, l’Être-Humain, du meilleur. Ingénue ou naïve ? Un air encore frais souffle sur l'avenue de la Corse, ne laissant sur mes doutes qu'un soupçon léger du parfum des tilleuls de La Plaine.

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PASSES PAR LA CASE PRISON

Coordonné par Sarah Dindo / OIP

(Observatoire International des Prisons)

Dans le cadre de la campagne « Ils sont nous » menée en 2013 par l’OIP, des gens presque ordinaires, mais qui sont tous d’anciens détenus, ont raconté leur parcours à un écrivain : leur vie avant d’avoir affaire à la justice, ce moment où ils ont « basculé », leur découverte de la détention et la trace qu’elle a laissée. Issus de ces rencontres, huit textes bruts en forme de portraits, d’instants de vie, d’histoires cabossées. Ils nous rapprochent de la vérité crue, celle de l’humain derrière le fait divers. Les témoignages de ces anciens détenus et les regards d’écrivains bousculent les images de monstres, racailles ou irrécupérables. Ils nous amènent à voir ce que la réponse carcérale met à l’abri des regards : le clair et l’obscur existent en chacun de nous.

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