COMMUNICATIONS D'ESPACES
Lundi 10 mai 2021 -
Péripétie numéro 1 - Hermès
Péripétie : "passage soudain d’un état à son contraire"
Voici la première d'une liste que j'imagine assez savoureuse, du moins enseignante,
sur les routes diverses de ma nouvelle vie !
J‘ai la Banane !
Ça fait longtemps que je mets des sous de côté pour acheter et aménager mon camion. Donc, j’ai une banane en tissu, dans laquelle je garde des euros en liquide : de petits trucs vendus avant le déménagement ; les apports à l’appart de mes collocs, Thibaud et Marie-Edith ; ma voisine Jacqueline qui me propose de m'acheter mes deux superbes plantes ("pour ne pas les séparer", et" pour contribuer à l'achat de ton camion", un amour !). Et auxquels j'ai ajouté, bien au chaud dans un petit sachet doré, un Louis d'or de ma grand-mère, une médaille de mon autre grand-mère, la gourmette de ma communion et un collier de perles offert par ma sœur Joëlle. Bref, un tas de petites et belles choses, un trésor économique et hautement symbolique. Et que j’ai trimballé de Paris à Romans, jusqu'à Marseille. Quand je pars de Romans, je pense que j’ai bien la banane au fond de la valise, et à Marseille, chez Florent, je lui propose de la laisser chez lui, en sécurité.
Tataaaaaaaaaaaaaaannnnnnnnnnnnnnnnnn …
Ah ben non je l’ai plus ...
Et donc, un matin, alors que Florent est absent, j’ouvre ma valise, je cherche, mais la banane n’est plus là. Je fouille et refouille tout, les deux valises, de fond en comble, et je me rends à l'évidence, je l’ai vraiment perdue. Mais comment décrire les 20 minutes qui vont suivre ? car, de manière bien qu'inattendue, pourtant incontestable, rien ne m'altère vraiment. Quelque chose de très profond opère, de l'ordre de l'évidence (mais qui me paraitra insensée ensuite) : rien ne va arrêter mon projet. Alors, donc, j’ai définitivement perdu 4.500 euros mis de coté depuis des mois, et c’est juste ballot. Moi qui travaille depuis des années sur le deuil et la perte, et qui l’ai vécu personnellement, je sais ce qu’est cette première étape du processus de deuil, que l’on appelle déni (ou sidération du choc) (1). Mais cette fois, devant l'incertitude de ce coup du sort, une désinvolture insolente valide que « rien n’arrêtera mon futur ». Passent une quinzaine de minutes, et à un moment, je trouve ça tellement bizarre, tellement étrange, improbable, ce détachement sincère et profond, que je me dis que ce n’est pas normal de réagir comme ça, et je cherche le sentiment adéquat à la situation.
Mais l’adéquat d’avant.
Je suis tellement déstabilisée par ma posture nouvelle, qu’il faut que j’aille chercher quelque chose que je connais. Car je suis en fait, devant un vide de représentation de moi-même dans ce nouveau rôle, cette nouvelle atmosphère, ces nouveaux registres, complètement différents du connu. Krishnamurti (2) propose de "se libérer du connu", pas simple ! Devant ce vide de moi-même, qui m’est incompréhensible, je vais donc aller chercher quelque chose de familier, et mon centre de gravité implose ! Je trouve en effet le registre adéquat : panique à bord ! Je pleure, je hurle, c’est horrible, c’est injuste, je l’ai perdue, ou on me l’a volée, mais qui ? et où ? Dans le train ? improbable. Chez Emma ? Terriblement gênant et parfaitement inenvisageable. Je ne comprends pas, il manque un chainon. Flo me retrouve, décomposée, liquide, et prend tout en charge. Pendant deux heures, à la fois totalement présent à la compassion pour moi et assez désidentifié pour affronter la situation, il va s’occuper de gérer la relation avec Emma, avec moi, pour m’aider à revisiter l’histoire et essayer de retrouver ce chainon manquant. De mon côté, je me retrouve dans la vie d’avant.
Je mesure la cruauté de la différence entre les deux «vies ». J’ai l’impression d’être retournée aux enfers. Mais, finalement, Flo veut faire une dernière fouille compulsive. Alors qu’on a déjà tout fouillé. « Mais oui, refouille tout … les valises, les pulls, les culottes … tout ! vas-y ! ». Et je vais m’allonger, abandonnant tout espoir, voulant m’endormir et me réveiller dans 30 ans, comme rhabillée de ce vieux paysage qui me colle désormais à la peau, externement et internement.
Ah si ! je l’ai.
Mais … dans la deuxième valise, se trouve un double fond, inaccessible de l’intérieur, qui ressemble juste à une protection en tissus et accessible par une fermeture éclair, à l'extérieur, très peu visible. Je n’ai cependant absolument aucun souvenir d’avoir caché la banane à cet endroit. J’ai totalement oublié l’existence de cette cachette. Emma est rassurée, Flo aussi, moi aussi, mais j’ai mis toute la soirée à sortir de l’ancien paysage dont j’étais envahie, comme raptée par lui. Et c’est seulement au matin, alors que j’allais partir à Paris, que je me sentie revenue dans le nouveau paysage. Je me suis réveillée en disant : « je suis celle qui n’a pas perdue sa banane ».
En réalité, c'est comme s’il fallait que je vive cette expérience-là, l’expérience de ce paradoxe, du détachement et de la détermination, inspirée par mon amie Brigitte. Au début de la crise sanitaire, alors que son métier de photographe était mis à mal, un aphorisme intérieur a surgi : "rien n'arrêtera mon futur", qui l'a accompagnée durant des mois, pendant qu'elle surfait sur la vague, faisant fi des obstacles et des empêchements.
Ce que je retiens aussi de ces 20 minutes, c'est un état de grâce, cet écho profond :"rien n’arrêtera l’intangible de mon futur, malgré les péripéties inscrites dans la matière, qui semblent vouloir m’en détourner. Entrevoir, par exemple, que je pourrais ne pas avoir de camion. Et quoi ? Bien sur, nous vivons et avançons avec des projets concrets, des images tangibles, mais c’est l’intangible autour qui opère vraiment. Un camion, ce n’est pas un projet de vie ; le projet de vie, c'est tout ce que la camion représente : la liberté, la désinvolture, l’incertitude … J’ai construis un symbole, un camion, mais il existe une liberté vis-à-vis de l’image, qui peut changer. La forme d’aujourd’hui peut être autre chose demain. C’est complètement incertain, avec ce parfum désinvolte qui enlève l’inquiétude, la charge, la dramaturgie. Il n’y a aucun problème en fait. Parce qu’existe cette chose interne qui, elle, s’enracine, se densifie. Alors, je savoure le souvenir de cette connexion à l’intangible, à l’essentiel profond qui va avoir une forme ou une autre. Bref, le souvenir d'un état de grâce.
Hermès se marre
Et Hermès (3) dans tout ça (ben oui, parce que c'est quand même le titre ce cet article) ?
Et bien, dans toute cette péripétie, j'entends le petit rire moqueur de ce drôle de personnage, déjà rencontré auparavant. Hermès est le dieu des voyageurs, mais aussi celui des voleurs.
Peut-être vole t-il aux voyageurs ce qui les empêche d'avancer sur leur route ?
Je pressens que l'on va se croiser souvent ...
(2) Krishnamurti
(3) Hermès